Aller au contenu

La justice mise à l’épreuve par l’évolution de la jurisprudence [INTÉGRAL]

Actuellement, le droit pénal criminalise les enregistrements effectués à l’insu des personnes. Mais dans certains cas, ceux-ci peuvent être admis par la Justice comme preuves, notamment dans les affaires de corruption. En témoigne une nouvelle évolution de la jurisprudence, consignée par une récente décision de justice acceptant comme preuve accablante un enregistrement réalisé à l’insu du prévenu. L’histoire remonte au début de cette année, précisément en février, lorsque le tribunal de première instance de Kenitra a condamné le président d’une commune et son adjoint à trois ans et demi d’emprisonnement chacun, assortis d’une amende de 50 000 dirhams, comme ainsi qu’une condamnation d’inéligibilité pour corruption, après avoir été pris en flagrant délit et filmé en flagrant délit.

Une interprétation particulière de la loi !

L’article 447-1 du code pénal, dans sa version actuelle, punit d’un emprisonnement de 1 à 3 ans et d’une amende de 2 000 à 20 000 dirhams quiconque procède délibérément et par tout moyen, y compris électronique, à l’enregistrement et à la diffusion de propos. ou des informations sans le consentement de leurs auteurs. En foi de quoi, tout enregistrement effectué sans l’autorisation préalable du juge compétent (le plus souvent un juge d’instruction) est perçu comme non conforme à la loi. D’autant que l’article précité n’exclut pas les personnes qui signalent des crimes de corruption, les fameux lanceurs d’alerte. Par conséquent, la loi pénale, telle que rédigée par le législateur, ne donne pas le droit d’enregistrer secrètement une personne sans autorisation judiciaire. Mais en application de son pouvoir interprétatif, le juge en charge de cette affaire a décidé d’aller au-delà de cette contrainte légale sur la base d’arguments et de motivations que nous avons pu connaître à travers le texte de la sentence.

Selon le document, dont « L’Opinion » dispose d’une copie, le juge a jugé les vidéos légales sur la base de trois critères. À ses yeux, les enregistrements ne sont pas illégaux tant qu’ils ont été pris dans le seul but de les traduire en justice pour signaler des actes répréhensibles en vertu de la loi. D’autant plus que l’auteur de ces enregistrements a pris part à la conversation enregistrée. Sur la base de ces critères, le juge n’a pas considéré cet acte comme une atteinte à la vie privée. Dans sa décision, il a également cité la Convention des Nations unies sur la lutte contre la corruption, dont le Maroc est signataire, pour justifier sa décision. En effet, elle se fonde sur l’article 13 de la Convention qui encourage les Etats à encourager les représentants de la société civile à lutter contre la corruption.

Ce qu’en pensent les avocats

Aux yeux des initiés, c’est la première fois que le pouvoir discrétionnaire du juge est imposé. « En droit marocain, toute preuve est librement et souverainement appréciée par le juge pénal », explique Mohammed Bouzlafa, expert en droit pénal, doyen de la faculté des sciences juridiques, économiques et sociales de Fès et spécialiste en droit pénal. « Cette position jurisprudentielle confirme également la primauté du droit international sur le droit national tel que sanctionné par la pratique et l’esprit de la loi », poursuit notre interlocuteur qui rappelle que « le procès peut être défini comme un mécanisme visant à établir une condamnation sur un point incertain à révéler la vérité ».

Aux yeux de l’avocat, il est parfois possible de recourir à tous les moyens pour arriver à la vérité en vertu du principe d’intime conviction du juge pénal. Ce principe est inscrit à l’article 288 du code de procédure pénale. « Sauf les cas où la loi en dispose autrement, les crimes peuvent être établis par tout moyen de preuve, et le juge statue selon son intime conviction », prévoit la loi. Selon M. Bouzlafa, bien que ce principe laisse une grande latitude au juge dans l’appréciation des preuves, il ne contredit pas la présomption d’innocence. « L’intime conviction ne contredit en aucun cas le principe cardinal de la présomption d’innocence », précise-t-il habilement.

Outre la conviction intime, il y a le principe de la liberté de jugement. « Inscrire quelqu’un à son insu est plus souple en matière pénale qu’en matière civile, car en droit pénal, les crimes peuvent être établis par tout moyen de preuve », souligne le recteur.
Si le juge dispose d’une marge de manœuvre suffisante dans l’admission et l’évaluation des preuves, la loi reste restrictive. Il est clair que l’article 289 du code pénal établit que le juge ne peut fonder sa décision que sur les preuves présentées au cours du procès et discutées oralement et contradictoirement devant lui. Dans l’affaire Kenitra, l’enregistrement a été présenté comme preuve par le plaignant avant d’être contesté par la défense du défendeur devant le juge.

A la recherche d’un équilibre subtil !

Cette nouvelle évolution jurisprudentielle pose une vraie question sur l’équilibre à trouver entre la protection de la vie privée et la recherche de preuves dans le cadre d’une procédure pénale.
L’évolution de la jurisprudence arrive à point nommé puisque le ministère de la tutelle a lancé un vaste chantier de réforme de la quasi-totalité de l’arsenal judiciaire. Depuis son arrivée à la tête du ministère de la justice, Abdellatif Ouahbi a travaillé sur la révision du code pénal et de la loi relative à la procédure pénale, qui devrait connaître diverses évolutions, notamment en matière de droit de la défense.
Bien qu’importante, cette question ne s’est pas imposée dans le débat public sur la réforme du code pénal. Le débat public reste plutôt centré sur les peines alternatives et sur la place des libertés individuelles, alors que la question de l’admissibilité de nouveaux moyens de preuve, comme les enregistrements audio et vidéo, reste l’apanage de quelques cercles étroits de la magistrature et de la doctrine. Le développement de plus en plus rapide des nouvelles technologies et la facilité d’accès sans précédent aux gadgets d’espionnage et de surveillance dont la vente explose sur le Net, sans oublier la démocratisation des procédés de falsification et de modification des bandes vidéo et audio grâce à de nouveaux logiciels et Intelligence L’artificiel avec son corollaire, le fameux « Deepfake », ne manquera pas de projeter ce débat dans la sphère publique.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *