La question nodale de la gouvernance qui a marqué la fin du régime de Wade et lancé celui de Macky Sall connaît un triste sort à l’heure du bilan viatique de ce dernier. L’héritage de Macky pour les générations futures sera son abdication face à la mauvaise gouvernance.
En effet, les projets de loi issus du dialogue national avec les forces vives et soumis au vote de l’Assemblée nationale consacrent deux travers majeurs contre les principes de la bonne gouvernance, à savoir la transparence, l’éthique et la responsabilité.
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Ces projets de loi concernent la juridiction spéciale de lutte contre l’enrichissement illicite, la CREI, et certainement la révision prochaine du code électoral pour permettre l’éligibilité des candidats probables qui ont perdu leur statut électoral et/ou d’éligibilité suite à des décisions de justice.
La Cour de répression de l’enrichissement illicite (CREI) a été créée par l’ancien président socialiste Abdou Diouf par la loi 81-54 du 10 juillet 1981, avec pour seule mission de sanctionner l’enrichissement illicite et tous les délits de corruption et de recel qui s’y rattachent. Cette juridiction est l’un des instruments pionniers dans la lutte contre le pillage des fonds publics et la corruption. Malheureusement, elle est restée inactive, n’ayant traité qu’une poignée d’affaires à l’époque.
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Dans l’euphorie de la victoire du candidat Macky Sall en 2012, le slogan de la » gouvernance sobre et vertueuse » a été lancé en réponse à la forte demande sociale de lutte contre la corruption et les crimes connexes qui avait caractérisé la campagne électorale. La CREI a été réactivée en mai de la même année pour poursuivre les anciens responsables du régime de Me Wade accusés d’enrichissement illicite. Sur plainte, doléance ou tout autre moyen prévu par la législation en vigueur, y compris l’action d’office du procureur spécial, cette juridiction d’exception pouvait « ouvrir une enquête préliminaire contre tout titulaire d’un mandat public électif ou d’une fonction gouvernementale, magistrats, agents civils ou militaires de l’État ou d’une collectivité locale, directeurs d’établissements publics ou de sociétés nationales soupçonnés d’enrichissement illicite ». Karim Wade et 7 de ses coaccusés ont été les premiers « clients » de la CREI en juillet 2014 pour des activités frauduleuses présumées d’un montant de 518 millions de dollars. Le principal accusé a ensuite été condamné en mars 2015 à six ans d’emprisonnement et à une amende de 138 milliards de francs CFA pour enrichissement illicite. Il a ensuite été gracié en juin 2016 et vit depuis en exil au Qatar.
L’autre projet de loi du paquet viatique de Macky Sall concerne le code électoral, dont les articles L28.3 et L29 ont entravé les candidatures de Khalifa Sall et de Karim Wade. Le projet de loi devrait modifier ces deux articles du code électoral pour permettre à la grâce présidentielle de réhabiliter un candidat frappé d’incapacité et pour supprimer l’inéligibilité permanente des personnes condamnées pour certains délits financiers.
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Cette réforme a été soutenue notamment par les organisations politiques des candidats concernés et par une frange de la société civile des droits de l’homme (principalement la Raddho) et des électeurs (COSCE), dans le seul but de réhabiliter deux candidats potentiels aux élections présidentielles de 2024, tous condamnés pour des délits financiers.
Nous considérons qu’il s’agit là d’un dangereux précédent qui non seulement remet en cause le caractère impersonnel et général de la loi ici modifiée au profit de deux personnes prétendant diriger le Sénégal après avoir été condamnées pour des crimes financiers contre la République, mais aussi encourage les pratiques frauduleuses et autres détournements de fonds, renforçant ainsi l’impunité.
Fin de la CREI ou sabordage de la lutte contre l’enrichissement illicite ?
Pour de nombreux défenseurs des droits de l’homme, la CREI est » une juridiction d’exception dont les règles de procédure violent le droit à un procès équitable » et » la CREI doit être supprimée ou au moins ramenée à l’état de droit pour être en conformité avec les engagements internationaux du Sénégal « .
Malgré l’arrêt mitigé du tribunal de la CEDEAO du 22 février 2013, l’État du Sénégal a continué à poursuivre le fils de l’ancien président Wade et ancien ministre de plusieurs portefeuilles, qui a finalement été condamné. Mais l’élan de la CREI a été rapidement interrompu lorsque le procureur a voulu poursuivre d’autres personnalités du régime de Wade qui avaient depuis rejoint le camp du président Macky Sall. L’acharnement d’Alioune NDAO à traiter la fameuse liste des 25, dont Ousmane Ngom et Abdoulaye Baldé, lui a coûté l’impertinence après avoir reçu des pressions de la part du Président de la République.
Depuis lors, la CREI est retombée dans la torpeur des années 1980, jusqu’à sa disparition qui vient d’être entérinée par l’Assemblée nationale.
Dans cette affaire, l’Etat, qui était resté intransigeant lorsqu’il s’agissait de poursuivre un opposant politique, a cédé aux intérêts politiques et se plie ainsi aux exigences des avocats et alliés de Karim Wade et des organisations de défense des droits de l’homme, qui ont privilégié les droits civiques individuels des accusés au détriment de l’obligation de rendre des comptes pour des événements qui ont coûté des milliards de pertes à toute une nation.
Ce retour à l’impunité est en fait un véritable coup porté à la lutte contre l’enrichissement illicite et autres crimes et délits financiers connexes qui ont également frappé le régime libéral de Wade et Macky Sall.
Maintenant que Karim Wade a été gracié, la question se pose de savoir comment récupérer les 138 milliards d’amende qu’il doit encore au Trésor public.
Il est d’autant plus curieux qu’au moment où le dialogue politique approuve la réhabilitation de Karim Wade, un tribunal français ordonne à l’Etat du Sénégal d’indemniser son allié Bibo Bourgi à hauteur de 168 milliards de francs CFA. Une coïncidence intrigante !
La recevabilité des deux K au prix de la responsabilité éthique et des droits économiques
Karim Wade et Khalifa Sall sont tous deux sénégalais, comme les 16 autres millions d’entre nous.
Ils sont certes à la tête de formations politiques importantes dans ce pays, notamment le PDS et Taxawou Sénégal. Cependant, ils restent des citoyens à part entière et ne sont pas totalement séparés. Il est donc embarrassant pour tout républicain sérieux de noter que les lois de ce pays devraient être modifiées pour permettre leur éligibilité aux élections présidentielles de 2024. Qu’en est-il de l’éthique de la responsabilité et des droits économiques et sociaux des peuples proclamés par la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples ? Au nom de l’équilibre des droits, les droits civiques d’un citoyen privilégié doivent-ils primer sur les droits économiques et sociaux de tout un peuple qui survit dans la précarité et la pauvreté ?
Tous deux ont été condamnés pour des délits financiers graves, dont les conséquences les ont rendus inéligibles. Ce projet de modification du code électoral pour ne rendre éligibles que deux personnes condamnées pour des délits financiers est un nouveau crime contre la République et le « gouvernement vertueux ».
Impact sur les politiques de transparence et de gouvernance
Les manipulations juridiques et les ruses politiques fomentées par une certaine classe politique réactionnaire constituent un obstacle sérieux aux principes de transparence et de responsabilité qui sont les piliers d’une gouvernance vertueuse.
La primauté des enjeux politiques sur les enjeux d’un système d’intégrité durable, mis en œuvre à travers un dialogue politique exclusif des franges importantes de la société et des questions stratégiquement prioritaires telles que la mobilisation des ressources internes, la prise en charge des jeunes dont l’état dramatique tourmente notre conscience, et la crise des valeurs, de la famille et de la fonction de l’éducation.
Le Président Macky Sall a annoncé très tôt son intention de lutter contre la mauvaise gouvernance, en prenant des mesures importantes dès la première année de son mandat, avec la création de l’Ofnac, le renforcement de l’organe de lutte contre la corruption et du mécanisme de déclaration de patrimoine, la loi sur le code de la transparence et la mise en œuvre des autres directives de l’UEMOA sur la réforme des finances publiques, le renforcement de la Cour des comptes, qui assiste l’Assemblée dans la préparation des lois de règlement, et l’adhésion à l’ITIE un an plus tard.
Cependant, dans la pratique ultérieure, le Président de la République, par ses déclarations et ses actions, a donné l’impression de vouloir affaiblir les institutions et les organes de contrôle chargés de réprimer la corruption, les détournements de fonds publics et autres fraudes et malversations qui contribuent à l’enrichissement illicite des agents publics. En écartant et en distinguant les hommes et les femmes en charge de ces institutions, en s’immisçant dans la poursuite des enquêtes sur les délits dénoncés, voire en protégeant certains militants et proches impliqués dans ces enquêtes, il a au contraire contribué à remettre en cause sa propre politique de « gouvernement vertueux » annoncée au début de son premier mandat.
Par conséquent, la réforme de la CREI en faveur d’un pool judiciaire financier semble être intervenue tardivement et avoir été motivée par d’autres raisons politiques, encore floues.
Pourtant, cette réforme, proposée depuis plusieurs années par les OSC et les spécialistes travaillant dans le domaine de la gouvernance, ne peut être efficace que si elle lève les barrières qui ont jusqu’à présent limité les juridictions ordinaires et spécifiques, notamment la liberté du procureur de décider de l’opportunité des poursuites après saisie par les organes de contrôle et de lutte contre la corruption. Cette loi devrait aller plus loin en désignant les magistrats qui composent le pool judiciaire financier et les conditions pour en faire un corps d’élite, et surtout un plan de formation pour renforcer leur capacité à faire face à des délits financiers de plus en plus complexes et sophistiqués. Mieux encore, tous les organes de contrôle, à l’exception des organes de contrôle financier interne, devraient être transformés en administrations indépendantes de l’exécutif et leurs pouvoirs renforcés, de sorte que le Président de la République lui-même soit soumis à leur contrôle. Tous ces organes indépendants de contrôle et de lutte contre la corruption, le blanchiment d’argent et l’enrichissement illicite devraient avoir un pouvoir d’auto-saisine et ne rendre compte qu’à l’Assemblée nationale, dont l’une des fonctions fondamentales est le contrôle de l’exécutif.
Retour aux sources : pour un système national d’intégrité efficace
La fin d’un régime et la naissance probable d’un nouveau, ainsi que les périodes électorales, sont toujours des moments cruciaux pour les réformes.
Par conséquent, cette période pré-électorale devrait être l’occasion d’approfondir la réflexion sur le système d’intégrité nationale à mettre en place définitivement pour prévenir et combattre la corruption, les détournements de fonds, la fraude et autres crimes connexes qui contribuent à l’enrichissement illicite d’une catégorie d’acteurs publics et privés. Pour ce faire, il est nécessaire d’adopter des mesures pertinentes et durables et de les traduire en lois et instruments efficaces pour promouvoir la transparence et la responsabilité et lutter contre la mauvaise gouvernance et l’impunité.
Outre la mise en œuvre de certaines recommandations du dialogue politique dans ce domaine, cette question devrait faire l’objet d’un débat électoral public et ouvert impliquant les différents candidats aux élections présidentielles de 2024.
* Par Elimane H. KANE